
En moins de dix ans, le mouvement Femtech est passé d’un simple mot à la mode à un secteur qui pèse aujourd’hui plusieurs milliards de dollars. Mais pour la Dre Brittany Barreto — généticienne, entrepreneure, auteure et militante — c’est bien plus qu’une tendance passagère.
Dans cet entretien, Fiona Lake Waslander, PDG et cofondatrice de Coral, s’est entretenue avec la Dre Barreto afin de comprendre pourquoi la santé des femmes a longtemps été négligée, comment les entreprises Femtech comblent les lacunes du système actuel, et quels changements restent à accomplir.En s’appuyant sur son best-seller Unlocking Women’s Health ainsi que sur son expérience en tant que fondatrice, investisseuse et éducatrice, elle dresse un portrait optimiste d’un avenir où les soins seront plus inclusifs, personnalisés et accessibles que jamais.
Q1 : Selon vous, pourquoi le secteur Femtech a-t-il connu une croissance aussi rapide en si peu de temps ?
Le terme Femtech a été inventé en 2016 par Ida Tin, fondatrice de Clue, la plus grande application de suivi menstruel au monde. À l’époque, elle assistait à une conférence à New York et cherchait à expliquer que les technologies conçues pour la santé des femmes ne correspondaient pas exactement à la définition traditionnelle des soins de santé. Il y avait d’autres dimensions importantes à considérer. Elle a alors proposé de créer une catégorie distincte. C’est ainsi qu’est né le concept de Femtech.
C’est étonnant de penser que ce terme n’existe que depuis moins de dix ans. Les femmes ont toujours été là. Les soins de santé aussi. Et la technologie également. Pourtant, pour une raison ou une autre, les technologies axées sur la santé des femmes continuent d’être perçues comme nouvelles.
En fait, la recherche scientifique s’est longtemps appuyée sur un modèle masculin. Les études utilisaient principalement des cellules mâles, des animaux mâles, et des participants masculins dans les essais cliniques. C’est encore souvent le cas aujourd’hui. Autrement dit, le corps des femmes a été largement ignoré dans la recherche. L’idée était que les résultats observés chez les hommes pouvaient être généralisés à toute la population. Les scientifiques hésitaient à inclure les femmes à cause des variations hormonales, qu’ils jugeaient trop complexes à intégrer.
Mais la réalité, c’est que les femmes ne sont pas de simples versions miniatures des hommes. Elles ont besoin d’une science qui leur est propre. Leur biologie est différente et évolue constamment, surtout entre la puberté et la ménopause. C’est en grande partie ce qui explique pourquoi ce domaine est resté stagnant aussi longtemps. Ce n’est que lorsque les scientifiques ont commencé à reconnaître le sexe et le genre comme des variables biologiques importantes que de véritables changements ont pu émerger.
Depuis, on observe une croissance fulgurante. Aujourd’hui, on compte plus de 1 700 « startups » en santé des femmes à travers le monde, et la moitié d’entre elles ont vu le jour au cours des cinq dernières années seulement. Qu’est-ce qui alimente cet élan ? Plusieurs facteurs entrent en jeu.
D’abord, la montée en force des femmes dans les domaines des STIM. De plus en plus de femmes occupent des rôles clés comme médecins, scientifiques, ingénieures ou développeuses technologiques. Et beaucoup d’entre elles ont une expérience personnelle marquante. Certaines ont attendu des années avant d’obtenir un diagnostic, comme dans le cas de l’endométriose, qui peut prendre jusqu’à dix ans à être identifiée. Plutôt que d’attendre des solutions qui tardent à venir, elles ont décidé de les créer elles-mêmes. D’autres sont des cliniciennes qui en ont assez de voir leurs patientes ignorées ou mal prises en charge, et qui ont choisi d’agir pour faire mieux.
On constate aussi une présence accrue des femmes dans le milieu de la finance, ce qui est une pièce maîtresse du casse-tête. Les investisseuses sont beaucoup plus enclines à financer des projets qui résonnent avec leur propre vécu en santé. Présenter une entreprise spécialisée en ménopause devant une salle remplie d’hommes risque de ne pas susciter beaucoup d’intérêt. Mais si vous vous adressez à une femme qui est justement en train d’avoir une bouffée de chaleur, il y a de fortes chances qu’elle réagisse en disant : « S’il vous plaît, prenez mon argent ! »
Au-delà des avancées dans les STIM et la finance, on assiste aussi à une véritable déstigmatisation. Les discussions autour des menstruations et d’autres sujets liés à la santé des femmes deviennent de plus en plus ouvertes. On voit désormais des produits menstruels offerts gratuitement dans certaines toilettes publiques. Les entreprises commencent à comprendre que la santé des femmes a un impact direct sur la productivité, l’engagement des équipes et les résultats d’affaires, surtout dans un contexte où les femmes représentent maintenant la moitié de la main-d’œuvre.
Tous ces changements — qu’ils soient culturels, scientifiques ou économiques — convergent et alimentent l’élan que l’on observe actuellement dans le domaine de la santé des femmes et des technologies qui s’y rattachent.
Q2 : Coral s’intéresse particulièrement aux femmes en périménopause et en transition hormonale. Selon vous, dans quels domaines la Femtech peut-elle changer véritablement les choses pour cette population ?
Je pense que l’une des opportunités les plus prometteuses, c’est d’élargir le cercle des personnes qui peuvent contribuer activement à la santé des femmes. Historiquement, les soins ne reposaient pas uniquement sur la médecine formelle. Il s’agissait souvent de sages-femmes ou de femmes qui prenaient soin les unes des autres. Et honnêtement, je ne crois pas qu’on doive dépendre exclusivement d’un médecin pour chaque besoin de santé.
La santé des femmes repose beaucoup sur la personnalisation. Que ce soit pour adapter son alimentation ou explorer des approches issues de médecines orientales comme l’acupuncture ou les bienfaits du sauna thérapeutique, il existe de nombreuses stratégies qui ont un impact réel sur le bien-être. Ce ne sont pas nécessairement des soins médicaux au sens strict, mais ils sont essentiels. Pour moi, la santé des femmes est fondamentalement holistique.
Le système médical actuel est encore très centré sur un modèle occidental classique. Il repose sur l’idée que le médecin, souvent un homme titulaire d’un doctorat en médecine, détient toutes les réponses. Mais ce modèle crée un véritable goulot d’étranglement. Il est coûteux, difficile d’accès et ne tient pas toujours compte de l’ensemble des soins dont les femmes ont besoin dans la vraie vie.
C’est là que la Femtech peut vraiment faire une différence — en élargissant le champ des intervenants dans le parcours de santé des femmes. Il peut s’agir de nutritionnistes, de coachs en santé, de spécialistes en santé mentale ou même de coachs de vie. Ce ne sont pas toutes les situations qui nécessitent un psychiatre. Parfois, on a juste besoin de quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui peut vous aider à traverser une dépression post-partum, une période de colère liée à la ménopause ou d’autres moments de transition, tout en restant, au besoin, encadrée par un professionnel de la santé.
Le but, ce n’est pas de remplacer qui que ce soit, mais de renforcer le soutien. Et ce réseau élargi peut avoir un impact réel.
Q3 : Qu’est-ce qui fait que les entreprises Femtech les plus performantes se démarquent, surtout quand elles s’entourent d’un plus large éventail de praticiens ?
Je pense qu’une prise en charge accessible des soins de santé est absolument essentielle. Si une entreprise Femtech ne pense pas aux personnes peu ou non assurées, elle passe à côté d’un groupe entier de femmes qui ont, souvent, le plus besoin d’un accès aux soins. Dans bien des cas, leur besoin est même plus urgent que celui des femmes bénéficiant d’une assurance privée.
Un autre élément fondamental, c’est la télésanté et les soins virtuels. Pendant la pandémie, on a appris que plus de 50 % des comtés aux États-Unis n’avaient pas un seul gynécologue-obstétricien. C’est énorme. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une femme fasse six heures de route pour un simple examen de routine. La majorité ne le feront pas et, honnêtement, la plupart ne le peuvent pas.
C’est pourquoi il faut repenser la manière dont les soins sont offerts. Imaginez, par exemple, la possibilité de recevoir un kit de dépistage à domicile pour un test Pap, suivi d’une consultation virtuelle avec un médecin via une application mobile. Ce type de modèle hybride est incroyablement puissant. La pandémie a mis à rude épreuve notre système de santé, mais elle a aussi mis en lumière des failles profondes qui existaient déjà. La technologie a permis de combler certaines de ces lacunes et, dans bien des cas, elle s’est révélée particulièrement bénéfique pour les femmes.
Les femmes vivant en région rurale font face depuis longtemps à des obstacles importants pour accéder aux soins. Et même au-delà de la géographie, elles doivent souvent jongler avec de nombreux rôles : travailler, prendre soin des autres, gérer leur propre santé, souvent avec très peu de soutien. Il existe aussi un discours culturel persistant qui laisse entendre que le bien-être des femmes ne devrait pas être une priorité. Dans ce contexte, parcourir de longues distances ou trouver du temps pendant la journée de travail pour un rendez-vous en personne devient souvent irréaliste.
Mais si cette même femme peut envoyer un message texte à un médecin à 23 h et se réveiller le lendemain avec une ordonnance remplie, parfois même livrée chez elle en 48 heures, on parle alors de soins qui s’intègrent vraiment dans sa vie.
Une grande partie de cette transformation a émergé pendant la pandémie, et je suis heureuse de constater qu’elle s’est maintenue. Je crois sincèrement que ce sont les femmes nord-américaines qui en ont le plus profité.
Q4 : En regardant vers l’avenir, qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus dans le domaine de la Femtech ? Y a-t-il des tendances ou des percées qui, selon vous, pourraient vraiment transformer la santé des femmes ?
Honnêtement, ce qui m’enthousiasme le plus, c’est qu’on commence enfin à mieux comprendre le corps des femmes. Ça peut sembler fondamental, mais en réalité, c’est une avancée majeure. Quelque chose d’aussi simple que le nombre d’heures de sommeil dont une femme a réellement besoin reste encore flou. Et maintenant, je remarque un changement dans la façon dont on parle d’alimentation et d’exercice.
Pendant longtemps, on nous a recommandé de suivre toutes sortes de tendances populaires comme le jeûne, la réduction des glucides ou les entraînements de haute intensité. Mais dernièrement, de plus en plus de discussions mettent en lumière l’importance de l’entraînement musculaire pour les femmes, surtout pour la santé osseuse. J’ai l’impression que, dans la prochaine décennie, on va assister à un vrai changement culturel. Je crois que les standards de beauté vont évoluer. On va commencer à valoriser les femmes musclées, fortes, puissantes — et que ça se voie.
Pour moi, la force est un véritable indicateur de santé. Et plus on approfondit nos connaissances sur la biologie féminine, plus ces découvertes influencent les normes sociales. Aujourd’hui, les femmes sont plus prêtes que jamais à rejeter des attentes dépassées. Elles veulent comprendre ce qui est vraiment bon pour leur corps, et elles font des choix basés sur la science plutôt que sur les tendances. Même si cela signifie être perçues comme moins « attirantes »selon certains standards, elles répondent : « Si c’est meilleur pour ma santé, c’est ce que je choisis. »
Femtech jouent un rôle important dans ce changement. Les nouvelles données et recherches que nous soutenons vont transformer la façon dont les femmes se perçoivent, pour les années à venir.
C’est incroyablement motivant de découvrir enfin ce qui fonctionne réellement pour son propre corps. De pouvoir s’appuyer sur des faits, au lieu de courir après chaque nouvelle tendance. Prenons le jeûne, par exemple. On en parle beaucoup, mais il ne donne pas toujours les résultats espérés chez les femmes, car notre rythme hormonal ne suit pas un cycle de 24 heures comme chez les hommes. En réalité, l’efficacité du jeûne peut varier selon les phases du cycle menstruel, comme la phase folliculaire ou la phase lutéale. Mais très peu d’approches prennent encore cette réalité en compte. Et c’est précisément là où la Femtech peut avoir un impact : en nous aidant à adapter les recommandations à notre biologie unique.
Q5 : Alors, comment peut-on obtenir plus de financement pour ce type de recherche ? Et comment peut-on approfondir nos connaissances ?
Honnêtement, il faut que les personnes qui votent les budgets aient un utérus… ou qu’elles se soucient sincèrement de celles qui en ont un. C’est vraiment ça, le point de départ.
L’idéal, c’est que ces personnes aient une expérience directe avec les enjeux de santé des femmes. Dans ce cas, il est évident qu’elles appuieront la recherche dans ce domaine. Mais si ce n’est pas le cas, il faut au moins faire appel à leur empathie. Et quand l’empathie ne suffit pas, il y a des arguments économiques très solides en faveur de l’investissement en santé des femmes.
Les femmes représentent la moitié de la population. Quand cette moitié n’est pas en santé, les coûts pour les systèmes de santé augmentent. La productivité baisse. Le PIB en souffre. Et les entreprises perdent énormément, elles aussi. Si l’argument était simplement que les femmes souffrent et qu’elles méritent mieux, on aurait probablement déjà obtenu plus de financement. Mais les appels moraux ne suffisent pas toujours à déclencher des actions concrètes. Ce qui pousse vraiment les décideurs à bouger — qu’il s’agisse de politiciens, d’investisseurs ou de responsables en santé — c’est de leur démontrer les impacts financiers du statu quo.
Prenons l’exemple de la ménopause. Beaucoup d’entreprises investissent massivement dans le leadership féminin, mais ces mêmes femmes quittent leur poste parce que leurs symptômes deviennent trop difficiles à gérer. Brouillard cérébral, insomnie, fatigue, tout ça finit par les épuiser. Certaines partent en congé prolongé, d’autres prennent une retraite anticipée. C’est une perte énorme de talents et de ressources.
Quand on présente les choses sous cet angle, c’est-à-dire qu’investir dans la santé des femmes améliore directement les résultats organisationnels, les dirigeants finissent par comprendre. Et oui, ils diront que les femmes le méritent. Mais s’ils s’engagent, soutiennent la cause et investissent de l’argent, c’est parce qu’ils réalisent enfin le coût de l’inaction.
Q6 : On dit souvent chez Coral : « Quand les femmes vont bien, tout le monde va bien. » Mais concrètement, ça veut dire quoi ? Et que peuvent faire les entreprises pour accélérer le changement ?
Pour commencer, les femmes représentent aujourd’hui 50 % de la main-d’œuvre. Et honnêtement, elles ont accompli énormément, même lorsqu’elles ne se sentaient pas bien. C’est une démonstration frappante de leur résilience.
Les femmes sont aussi, bien souvent, les « médecins en chef » de leur foyer. Elles prennent des décisions en matière de santé non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour leurs enfants, leur partenaire et parfois leurs parents âgés. Ce sont elles qui gèrent les horaires, les rendez-vous médicaux, les prescriptions… toute la charge mentale associée à la santé familiale. Maintenant, imaginez une femme qui vit un brouillard cérébral intense. Ce terme, d’ailleurs, n’est même pas officiellement reconnu en médecine, tout simplement parce qu’il n’a pas encore été suffisamment étudié pour être clairement défini. Mais il est bien réel.
Dans cet état, tout peut commencer à se dégrader. Elle peut oublier des rendez-vous. Elle peut passer à côté d’une occasion de faire du bénévolat ou dire non à une activité qui lui tient à cœur. Elle peut dire à son enfant qu’il ne pourra pas participer à un programme ou à un camp, parce qu’elle se sent trop débordée pour en assurer la logistique. Et tous ces petits moments, mis bout à bout, finissent par peser lourd.
Et puis, il y a les conséquences émotionnelles et psychologiques. Un enfant qui voit sa mère souvent alitée ou en larmes. Un·e partenaire qui sent la tension grandir. L’intimité, les relations, le travail… tout finit par en souffrir. Quand on dit que la santé des femmes, c’est la santé de tous, ce n’est pas une formule vide. Améliorer le bien-être d’une femme améliore tout ce qui gravite autour d’elle. Qu’il s’agisse de sa famille, de son milieu de travail ou de sa communauté, tout le monde en bénéficie lorsqu’elle reçoit les bons outils, les bons traitements, des diagnostics en temps opportun et des soins empreints de compréhension.
Si une femme ne fonctionne qu’à 70 % parce que ses symptômes sont mal compris ou non traités, ça signifie que 30 % de son énergie, de son amour, de sa créativité et de sa productivité sont absents du monde. Et nous avons toutes et tous intérêt à lui redonner ces 30 %.
Le message de la Dre Barreto est clair : quand les femmes sont en bonne santé, tout le monde en profite. Alors que les femmes accèdent enfin aux mots, aux données et aux plateformes nécessaires pour parler ouvertement de leur santé, on assiste à un véritable changement de paradigme. Un changement qui touche non seulement la manière dont les soins sont offerts, mais aussi les personnes qui façonneront l’avenir de la médecine.
Dans son livre Unlocking Women’s Health et son podcast FemTech Focus, la Dre Brittany Barreto démystifie le mouvement Femtech en mettant en lumière les percées, les obstacles et les voix audacieuses qui redéfinissent les soins pour les femmes partout dans le monde.
Son désir de changement trace la voie vers une nouvelle norme en matière de bien-être féminin — et elle nous invite à faire partie du mouvement.
La Femtech ne cherche pas à réinventer les soins de santé. Elle cherche à les faire évoluer.
Pour en savoir plus sur la Dre Barreto : drbrittanybarreto.com
Avertissement : Les informations fournies ici sont fournies uniquement à à titre informatif uniquement. Elles ne constituent pas un avis médical. Consultez toujours votre médecin ou votre prestataire de soins de santé pour déterminer ce qui convient le mieux à vos besoins de santé individuels.